Le piège du storytelling en entreprise : tout le monde y croit, sauf vos équipes
Bienvenue dans le piège du storytelling en entreprise : celui où le discours précède les actes, où la forme prend le pas sur le fond, et où les premières personnes à ne plus y croire… sont souvent les équipes elles-mêmes.
Un matin, vous ouvrez votre boîte mail et vous découvrez que vous êtes devenu.e « Responsable Innovation » sur le projet Horizon. Hier encore, vous étiez « Chargé.e de mission transverse » sur la réorganisation interne. Même bureau, mêmes embrouilles, mais nouvelle aura.
Le projet, lui aussi, a changé de nom : fini « groupe de travail post-fusion », place à « Programme Synergie Alpha ».
Et vous sentez que ce n’est pas neutre, parce que dans l’entreprise, le storytelling ne sert pas qu’à raconter. Il fabrique le réel, ou du moins, une version commode et vendable. Et parfois, franchement fictive.
Le storytelling en entreprise : l’art d’emballer du flou
Nommer un projet ou une fonction, ce n’est jamais juste pour faire joli. C’est un acte de pouvoir.
C’est comme poser une étiquette sur une boîte pas encore ouverte : ça oriente la façon dont elle sera perçue. Et surtout, ça cadre ce que les autres ont le droit d’y voir.
Le philosophe J.L. Austin parlait d’actes de langage performatifs : certains mots ne décrivent pas, ils produisent. En entreprise, dire “programme stratégique” suffit souvent à déclencher des moyens, de la visibilité, une promesse de légitimité.
Mais quand on dit “transformation” alors qu’on fait de la cosmétique process, ou “innovation” pour désigner un benchmark sur Excel, on glisse déjà dans une fiction consentie. Et à force de bien raconter, on finit par croire à son propre storytelling.
Le mirage narratif : quand la com’ prend le pas sur le réel
Certaines boîtes se la racontent avec tant de conviction qu’elles finissent par s’y perdre.
Le glissement peut sembler anodin, presque de bonne foi. Mais il n’a rien de neuf.
Les régimes autoritaires, les systèmes clos, les bureaucraties sans oxygène – des Soviets aux spin doctors modernes – ont toujours eu un faible pour les récits héroïques, les slogans creux et les réalités réécrites.
Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ça ne finit jamais bien.
Tenez des entreprises comme Enron, Theranos ou WeWork ont troqué une vraie stratégie contre une histoire bien racontée.Un joli récit, plein de belles valeurs creuses, qui dissimulait une réalité bien plus sombre. Un récit lisse, qui masquait les dérives — et rendait toute remise en question inaudible.
Le résultat ? Des carrières brisées, des investisseurs ruinés, des vies personnelles détruites — et une confiance collective profondément ébranlée.
Dans ce contexte, le storytelling, censé fédérer, se transforme en une bulle narrative prête à exploser.

Équilibrer récit et réalité : l’exercice de funambule
Faut-il bannir les récits d’entreprise pour autant ? Évidemment non.
Les humains ont besoin de sens, les collectifs ont besoin de cap: bien raconté, un récit peut aligner, mobiliser, donner de l’élan.
Mais encore faut-il qu’il parte d’une réalité partagée.
Le sens ne se décrète pas en comité éditorial. Il émerge des faits, des traces laissées par l’histoire commune : une crise traversée, un geste fondateur, un apprentissage réel. Même imparfaits, ces moments-là réunissant les équipes construisent une mémoire crédible — et donc mobilisatrice.
Quand le récit s’appuie sur cette matière vivante, il porte. Quand il s’en affranchit, il devient vite décoratif — ou pire, soupçonné.
Car l’histoire d’une entreprise n’est pas un emballage. C’est un contrat tacite.
Et s’il sonne faux, il casse net la confiance.
La force du récit : savoir nommer juste
Raconter n’est pas brander. C’est regarder avec lucidité, puis formuler avec justesse. Cela suppose :
– De décrire sans enjoliver
– De nommer sans travestir
– D’incarner ce que l’on prétend porter
– Et de préférer l’exact au spectaculaire
Il existe des récits qui ne manipulent pas. Ceux qui circulent sans forcer, parce qu’ils prennent racine dans le réel.
Des histoires auxquelles les équipes n’ont pas besoin de “croire” : elles les ont vécues.
Un storytelling plaqué crée du doute.
Un récit habité crée de l’adhésion.
Et parfois, c’est là que tout commence : quand un récit vrai rallume l’envie, réunit les énergies et donne à une organisation la force d’oser ce qu’elle n’avait jamais tenté.