Reconversion professionnelle : Le piège du « sens » et de l’authenticité
Suivre ses valeurs, changer de vie, trouver du sens : la reconversion professionnelle est devenue un graal moderne. Mais si ce récit nous enfermait plus qu’il ne nous libère ?
Marguerite, elle a dit « stop ». Stop aux réunions sur Teams qui suintent l’ennui, stop au badge qu’on oublie exprès, stop aux pauses-café où l’on parle optimisation fiscale comme si c’était érotique. Elle voulait du vrai, du sens, du vivant. De la joie, aussi, tant qu’à faire. Tant pis pour la fiche de paie et la mutuelle. Elle ne mesurait pas encore que la reconversion professionnelle pouvait elle aussi devenir un piège.
Marguerite est devenue facilitatrice en intelligence collective, c’est-à-dire qu’elle aide les autres à mieux réfléchir ensemble. Ça a l’air flou comme ça, mais avec une belle charte graphique et deux-trois posts LinkedIn qui citent Brené Brown*, ça passe crème.
Sur le papier, c’est brillant. Dans la vraie vie, c’est une autre histoire…
L’alignement, ou comment faire de la sincérité une performance
Au début, Marguerite y a cru. Vraiment. Formation, posture, storytelling : elle a coché toutes les cases. Elle a fait son site web, choisi une palette de couleurs qu’on aurait pu appeler « argile solaire » et « menthe émotionnelle ». Elle a posté des selfies professionnels où elle sourit avec les yeux, et parlé d’alignement, d’impact, d’authenticité — tout le lexique chic de ceux qui bossent seuls depuis leur salon mais s’évertuent à «réinventer les organisations».
Et puis, un jour, plus rien. Silence radio sur LinkedIn. Plus de rendez-vous. Elle procrastine, elle surpeaufine, elle refait son logo pour la quatrième fois, en modifiant l’arrondi d’un coin. Pourquoi ? Parce que le mythe de la reconversion réussie est une douce escroquerie. Il promet que se connecter à ses valeurs suffit pour attirer les clients.
Mais il oublie que, même aligné·e, il faut vendre, se montrer, affronter l’incertitude, faire semblant d’y croire quand on flippe vraiment. Et puis, l’alignement devient vite une performance en mode contrainte paradoxale : « spontané·e mais pertinent·e », « vulnérable mais pro », « rayonnant·e mais sobre ». Un exercice épuisant, comme faire du hula-hoop en talons sur un fil.
La carte n’est pas le territoire (et pourtant, on s’y cramponne comme à une vérité)
Marguerite pensait se libérer. Mais ce qu’elle prenait pour une échappée était en réalité un scénario déjà écrit. Pas par elle, mais par d’autres. À force d’absorber des récits inspirants — posts LinkedIn, TEDx, formations et success stories — elle avait fini par les intégrer comme s’ils venaient d’elle. Ces histoires sont devenues des repères intérieurs, des cartes mentales qui façonnent sa vision du travail, de la réussite et du sens.
Pourtant, la carte n’est pas le territoire et ces plans, aussi séduisants soient-ils, ne sont que des représentations simplifiées, tronquées, parfois complètement décalées de la réalité. Surtout que la narration laisse rarement de place au tâtonnement, au doute ou au retour en arrière.
Non seulement Marguerite avait troqué une routine absurde contre un rêve standardisé, mais pire encore elle découvre une réalité bien différente de ce qu’elle croyait avoir choisi.
Le réel, ce rabat-joie : il n’a pas lu ton post sur l’alignement
La réalité, c’est ce corps épuisé qui finit par tirer la sonnette d’alarme. C’est l’angoisse qui ronge chaque jour l’attente d’un virement qui se fait désirer. C’est l’appel commercial qu’on repousse encore et encore, par peur ou lassitude. C’est ce nœud au ventre qui serre à chaque fois qu’il faut parler prix, comme si on vendait un bout de soi.
Marguerite y croyait pourtant, à cette mission d’intelligence collective censée réparer du lien, donner du sens, contribuer. Mais aujourd’hui, elle ne sait plus si c’était une vocation ou un beau mirage. Ce doute, tenace, lui colle à la peau : et si tout cela n’était qu’un emballage élégant pour masquer le vide ?
Elle a fini par accepter un job alimentaire. Parce qu’elle crevait la dalle, qu’elle en avait assez de pleurer devant son tableau Trello et qu’elle ne pouvait plus faire semblant. Le retour au salariat, c’était un geste de survie. De lucidité, même. Un choix que les discours performants ne savent pas interpréter autrement qu’en échec.
Et pourtant, c’était peut-être le premier acte vraiment libre de tout son cirque intérieur.
Peut-on réussir sans jouer un rôle ? Peut-on oser sans se renier?
Peut-être qu’un jour, Marguerite reprendra ce projet… ou un autre. Mais cette fois, elle le fera en pleine conscience des défis à venir. Elle ne se laissera plus enfermer par les illusions de la reconversion professionnelle et abordera son projet avec lucidité, tant sur le plan économique que personnel.
Réussir ne signifie pas forcément devenir consultant LinkedIn certifié, affublé de sourires calibrés. Elle pourra avancer à son rythme, sans devoir rendre de comptes à un scénario pré-écrit.
Car l’alignement n’est jamais une ligne droite. C’est un équilibre fragile, sans cesse renégocié entre soi, ses fantômes et la réalité. Et vouloir changer de vie ne devrait pas être un acte bravache, mais une décision ferme d’affronter le réel avec tout ce qu’il comporte de lumineux et d’éprouvant.

Déjouez les pièges de la reconversion professionnelle
Voilà. C’est ça, l’histoire de Marguerite: pas une épopée LinkedIn, pas une success story.
Un vrai récit, avec des creux, des reculs, des réveils.
Et une narratrice un peu moqueuse, mais sacrément touchée.
Parce qu’au fond, Marguerite, c’est peut-être moi.
C’est peut-être vous.
Quelqu’un qui doute, qui hésite, mais qui avance malgré tout.
*Brené Brown ? Une universitaire américaine qui a transformé la honte en business model et la vulnérabilité en levier marketing. Elle est à la reconversion ce que Paulo Coelho est aux étagères des librairies de gare : omniprésente, un peu irritante, mais pratique pour briller en société.